Jacob arrive près du terme de son séjour chez Laban. Après tant d’années de dur labeur, il n’a point de salaire si ce n’est ses deux femmes. Il a travaillé pour elles quatorze ans, mais ce temps est bien dépassé maintenant. L’Éternel incline le cœur de Laban à reconnaître la manière dont Jacob l’a servi, et comment lui, Laban, a été béni et enrichi par ce long service. Aussi semble-t-il prêt à donner à Jacob un vrai salaire : le montant reste à discuter.
Mais, au lieu de proposer le partage des troupeaux selon une répartition définie, puis de partir sur-le-champ dans son pays, Jacob s’offre à paître tout le bétail encore un certain temps, en vue d’augmenter sa part. Alors que Dieu semblait incliner Laban à être juste, Jacob paraît vouloir forcer la main divine à accroître sa propre bénédiction. Il se met ainsi dans une fausse position, et en subira les conséquences. “Tu ne me donneras rien”, dit-il à Laban, mais cette générosité apparente est trompeuse, et Jacob a déjà imaginé le moyen d’acquérir bien plus que ce que Laban n’est disposé à lui donner. Une confrontation sans pitié est inévitable.
Puisque Jacob, dans ses calculs, se place sur le terrain de Laban, celui-ci, malgré la parole donnée, commence par le priver de son salaire. Il ôte de son troupeau “ce jour-là” le bétail tacheté et marqueté que Jacob voulait mettre de côté le même jour en vue de sa reproduction. Le piège est cynique, mais Jacob ne semble pas pris au dépourvu ; il paraît même à son affaire et va pouvoir utiliser ses talents de « supplantateur ». Mais tout ceci n’est pas à la gloire de Dieu, loin de là.
Aujourd’hui plus encore, combien il est triste de voir un croyant en lutte avec les gens du monde pour l’acquisition de biens terrestres. Est-ce à nous de désirer des richesses et des honneurs dans une terre souillée par le péché ? Est-ce à nous d’employer pour cela les artifices de ce monde rusé et habile ?
Laban ne connaît pas le Dieu de Béthel, il n’a jamais été visité par lui, car un autre dieu l’habite. On comprend aisément qu’ayant profité de la bénédiction de Dieu par la main de Jacob, il se place en bonne position pour continuer à bénéficier de la faveur divine par le même canal. Jacob, par contre, avait entendu les glorieuses promesses de bénédiction dans la terre de l’héritage. Il avait eu l’exemple d’Isaac son père (chapitre 26) ; celui-ci n’avait pas contesté avec le monde, mais avait tranquillement pris ses distances, et l’Éternel n’avait pas manqué de l’enrichir.
L’épître à Timothée nous enseigne que nous n’avons rien à gagner dans ce monde, car nous n’en emporterons rien1 Timothée 6. 6-8. Nous devons déjà être satisfaits d’avoir la nourriture et le vêtement. C’est d’ailleurs tout ce que Jacob avait initialement demandé (28. 20). Le vrai gain du croyant, c’est “la piété et le contentement”.
Jacob (verset 37) rivalise d’astuce ; puisque Laban lui change dix fois son salaire, il faut qu’il s’adapte avec souplesse et ruse. Nous le voyons employer d’étranges artifices, avec une surprenante efficacité, pour multiplier son troupeau et obtenir des bêtes vigoureuses. Il se donne beaucoup de peine et doit être fier des résultats ; mais en réalité il serait reparti à vide, si le Dieu de Béthel n’avait tenu sa promesse d’être avec lui.
L’Éternel lui montre pertinemment dans un songe (31. 12) que c’est lui seul qui a tout fait prospérer entre ses mains, et ceci à cause de tout ce que Laban lui a fait. On peut en conclure que plus Laban luttait contre Jacob, plus Dieu bénissait son serviteur, car c’était son propos arrêté de le bénir ; et il n’était pas convenable que Laban s’y opposât après avoir reconnu l’intervention divine en faveur de Jacob (30. 27). Ainsi donc, si Jacob n’a pu faire preuve dans un tel milieu et par de telles pratiques, d’une simple et heureuse confiance en Dieu, il est beau de voir la grâce divine resplendir envers et contre tout. L’Éternel, fidèle à ses promesses, use à son égard d’un support véritablement divin, car qui eût pu s’intéresser à cet homme trompeur et le supporter avec patience pendant ces longues années, sinon celui qui avait décrété : “Je l’ai béni ; aussi il sera béni”.
Au chapitre 31. 1, Laban écoute la voix de ses fils, qui sont sans doute aussi près de leurs intérêts que leur père ; ils ont tous conscience que Jacob s’enrichit à leurs dépens. Mais avant que n’éclate l’orage, Dieu prévient notre patriarche par une parole qui ne peut manquer de faire une profonde impression sur son âme : “Je suis le Dieu de Béthel, où tu oignis une stèle, où tu me fis un vœu” (verset 13). Cette évocation, après un long silence de vingt ans, va profondément encourager et soutenir Jacob. Remarquons bien (versets 3, 11-13) que Dieu ne le met pas en garde contre une malveillance possible de Laban. Il veut que son serviteur, après ce long exil, s’en retourne au pays dans la dignité de son appel, de sa foi et de sa confiance en Dieu.
Mais Jacob, comme à Béthel, n’est pas à un niveau spirituel suffisant pour apprécier la grâce du Dieu qui se révèle. Il a accumulé, pendant les années de soumission obligée, une amertume telle à l’égard de Laban qu’il s’en ouvre sans réserve à ses épouses, pour emporter éventuellement leur conviction. Cette animosité ne peut qu’engendrer la crainte et non la sérénité.
Aussi Jacob va-t-il s’enfuir de devant Laban avec toute sa famille, comme il s’était enfui autrefois de devant la face d’Ésaü son frère (verset 21 ; 35. 1). Pourquoi n’a-t-il pas cru que celui qui lui donnait l’ordre de partir ne pouvait permettre à Laban de le retenir, ni de s’emparer de ses biens ? “Maintenant lève-toi… et je serai avec toi” aurait dû lui suffire, et lui épargner ce véritable exode de famille. Ainsi Jacob reste le trompeur jusqu’au bout (verset 20), pour sauver jusqu’à la dernière tête de son bétail (verset 18), en se disant peut-être : je n’en laisserai “pas un ongle” à cet homme qui a été si dur avec moi ; et il a bien séduit le cœur de ses épouses pour qu’elles renchérissent (versets 14-16).
Ne jetons pas trop la pierre à Jacob ; sommes-nous vraiment si différents de lui ? Le monde est toujours le même, mais le Seigneur veut nous inculquer un autre esprit : “A celui qui veut t’ôter ta tunique, laisse-lui encore le manteau” Matthieu 5. 40.
Jacob se presse et, avec son immense troupe, franchit en dix jours la distance qui sépare le fleuve Euphrate des rives du Jourdain ; mais Laban, animé d’un réel esprit de vengeance et sans doute accompagné d’une équipe familiale entraînée, le rejoint en Galaad. Son but était probablement de récupérer ses dieux et les troupeaux (versets 30, 42), sans porter atteinte aux personnes. Il est alors trouvé par le Dieu dont il parlait sans le connaître, et il doit s’incliner devant la puissance de sa parole (versets 24, 29) comme Balaam plus tard.
Cependant Laban reste le même ; il donne le change en prétendant être attaché à ses filles qu’il a vendues et dont il a “mangé l’argent” (verset 15). En évoquant les festivités joyeuses qui auraient dû accompagner leur départ, il se vante sans risque. Assurément pendant vingt ans, Jacob n’avait point entendu le son de la harpe. Laban prétend que son gendre languissait après la maison de son père et feint d’oublier l’esclavage auquel il l’avait soumis ; mais celui-ci, dans un vibrant plaidoyer (versets 36-42) saura rétablir la vérité. Cependant il n’évoquera pas le puissant motif de son départ, car Laban ne saurait comprendre l’appel du Dieu de Béthel.
Laban a ses dieux ; il l’avoue enfin (verset 30). Ces dieux domestiques étaient conservés dans ces familles qui ne se prosternaient plus devant les dieux nationaux, mais ne pouvaient se détacher d’une certaine confiance en ces idoles pour protéger leur maison. Leur possession semblait préserver un droit au patrimoine ; aussi comprenons-nous le zèle intense de Laban pour les retrouver, puis, après ses diligentes mais vaines recherches, son insistance à dresser un monument moralement infranchissable pour le séparer à jamais de cette famille devenue infidèle à sa maison (verset 52).
Mais par ailleurs, pourquoi Rachel, qui a manifesté une foi réelle dans son affliction (30. 22-24), a-t-elle volé ces théraphims à l’insu de Jacob, puis usé de tromperie pour les conserver ? Sa foi n’est pas à la hauteur de celle de Rebecca qui s’en était allée, soyons-en sûrs, sans se préoccuper de ces dieux domestiques. Plus tard, Rachel devra comprendre qui est le Dieu de Béthel ; elle laissera enterrer les dieux étrangers pour que la maison soit purifiée (35. 4).
Prenons garde, nous qui connaissons le Dieu vivant et vrai, de ne point conserver sur nous ou dans nos maisons, de petites idoles ou fétiches auxquels nous attribuerions une valeur sacrée ou protectrice ; d’une manière générale, l’apôtre Jean nous dit : “Gardez-vous des idoles” 1 Jean 5. 21.
A partir du verset 36, Jacob donne un émouvant témoignage de son séjour. Il rend compte de son intégrité, de sa patience et de son dévouement dans ce douloureux service de vingt années, en face de la dureté de son maître, et celui-ci ne peut répliquer.
Laban, lui, en reste à des affirmations prétentieuses et hypocrites. Cet homme du monde ne franchira pas le Jourdain. Il peut vouloir placer les deux familles de Nakhor et d’Abraham sous la même invocation divine ; en réalité, un monceau de pierres est élevé là pour rappeler qu’il n’y a pas de terrain spirituel commun entre le croyant et l’homme du monde, même quand ils appartiennent à la même famille.
Au verset 54, Jacob a la conscience d’être un saint de Dieu. Après avoir mis ses affaires en ordre avec la maison de Laban, il retrouve sa dignité, prend la place du plus excellent et peut offrir le sacrifice. Mais il lui faudra bientôt régler sa conduite devant Dieu.