Nous voici à un tournant décisif dans le ministère public de Jésus. Il s’est retiré avec ses disciples loin des foules dans la région de Césarée de PhilippeMatthieu 16. 13 ; Marc 8. 27. Là, dans le calme, il demande à ses disciples : Qui suis-je au dire des foules (verset 18) ? Cette question avait déjà été posée par Hérode (verset 9).
Une première réponse avait été donnée par la multiplication des pains. Les disciples en rapportent maintenant trois autres que la foule avait l’habitude de proposer (verset 19). Elles mettaient Jésus au rang des « anciens prophètes ». Le caractère unique et incomparable de la personne de Christ est étranger à l’intelligence humaine naturelle. le récit culmine avec la réponse de Dieu lui-même : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé” (verset 35). Entre-temps, Jésus poursuit son interrogation. À brûle-pourpoint il se tourne vers les disciples et leur dit : “Et vous, qui dites-vous que je suis ?” Cette question est aussi pour nous. Quelle connaissance personnelle avons-nous de Jésus ? Pierre répond. Il se fait le porte-parole des douze et dit : Tu es “le Christ de Dieu” Matthieu 16. 16. Cette déclaration ne provenait pas d’une savante analyse humaine mais d’une révélation divine.
Dans quelle mesure les disciples ont-ils compris cette révélation que Jésus était le Messie ? En tout cas, Jésus leur adresse une mise en garde en leur commandant “de ne rien dire à personne” (verset 21). Il leur imposait avec force le secret sur son messianisme parce que la foule, qui attendait un Messie triomphantJean 6. 15, risquait de se soulever dans un enthousiasme charnel. Des révoltes sporadiques montraient que ce danger était toujours latentActes 5. 36-39.
Luc dépeint la foule sous un jour plus favorable au Seigneur que les autres évangiles (19. 47, 48 ; 20. 1, 45 ; 21. 37, 38 ; 22. 2-6). Son humanité parfaite, sa puissance qui soulageait la misère le rendaient populaire (4. 36, 37, 42 ; 6. 19 ; 8. 40 ; 9. 43). À l’inverse, Luc souligne la responsabilité des chefs religieux qui cherchent à le faire mourir (6. 11).
À ce moment-là, un changement se produit dans l’attitude de Jésus : il se met à parler “ouvertement” Marc 8. 32 à ses disciples. Il veut leur révéler ce que signifie vraiment le mot “Messie”. Il leur explique alors le “il faut” du verset 22. La croix est sa mission. Ses souffrances, sa mort, sa résurrection ne sont ni accidentelles, ni inattendues. Elles avaient été annoncées à maintes reprises par les prophètes. Le royaume du Fils de l’homme glorieux présenté en Daniel 7 ne pouvait être établi que par le serviteur souffrant d’Ésaïe 53. Tout devait s’accomplir : les souffrances, la mort, la résurrection. Mais sa résurrection n’allait pas mettre un terme à son rejet. Ses “envoyés” – les apôtres – seraient rejetés aussi. Le royaume ne serait pas établi immédiatement après la mort de Christ, même si les disciples le pensaientActes 1. 6. Il faudra attendre le retour du Fils de l’homme venant dans sa gloire (verset 26).
Mais pendant cet intervalle, Jésus propose aux disciples, et d’une manière plus générale aux chrétiens, une nouvelle façon de vivre : « vivre sous la croix ». Il n’est plus question comme pour les Juifs de chercher à rester longtemps sur la terre, à accumuler des richesses comme signes de la faveur divine. Le regard n’est plus porté vers la ville du grand roi mais vers la croix. Il faut se renoncer soi-même et porter sa croix. Comprenons cette invitation. Il ne s’agit pas d’ajouter au sacrifice parfait de Christ quelque mérite qui aurait une valeur expiatoire.
L’expression “qu’il se renonce soi-même” souligne qu’il s’agit d’un renoncement intérieur. C’est appliquer la mort à toute manifestation de volonté propre. Prendre sa croix, ce n’est pas, comme à la conversion, la croix de Christ pour moi, mais la croix de Christ en moi ; c’est montrer publiquement que nous renonçons au “moi” qui domine les relations dans ce monde : c’est se détourner de l’idolâtrie que constitue l’égocentrisme1.
L’apôtre Paul emploie une image identiqueRomains 8. 13 : il invite le croyant à faire mourir, par l’Esprit, les actions de la nature déchue. Il s’agit d’accepter et d’appliquer dans la vie quotidienne ce jugement que Dieu a porté sur notre ancienne façon de vivre. Cette « mortification » n’est pas un processus lent et douloureux par lequel nous arriverions à obtenir cette mort, mais elle est la conséquence du fait que nous sommes morts avec ChristRomains 6. 11. C’est une condition indispensable pour avoir communion avec Dieu et vivre une vie de résurrection et de victoire. En apparence, selon l’échelle des valeurs de ce monde, le disciple « perd sa vie ». En réalité, à la lumière divine, ce qui est fait “pour l’amour de moi” (verset 24) ne sera jamais perdu. Face aux disciples étonnés et sans doute déçusMarc 8. 32 par une telle révélation, Jésus sent la nécessité de soutenir leur foi et celle des générations de croyants qui suivraient2 Pierre 1. 12-21. Il va leur montrer la réalité et la gloire du royaume de Dieu avant sa réalisation terrestre.